Chapitre 6
Influence des explorateurs, marchandisation et postes de traite – Tadoussac, 16e et 17e siècles
La sphère du poste de traite met en valeur le premier établissement français permanent en Amérique du Nord : le poste de Tadoussac, construit en 1600 par Pierre de Chauvin de Tonnetuit. L’établissement de ce premier poste coïncide avec l’arrivée de Champlain dans le décor de la Nouvelle-France et avec le désir du roi Henri IV de légiférer dans le domaine de la traite des pelleteries, afin de mieux contrôler cette activité commerciale en plein essor dont il espère pouvoir tirer de grands bénéfices.
Situé à l’embouchure du fjord du Saguenay, Tadoussac est un lieu de rassemblement estival très important pour les Autochtones. Faisant partie du Nitassinan, le territoire traditionnel des Innus (Montagnais), le site est aussi fréquenté par plusieurs autres Premières Nations qui s’y réunissent depuis plusieurs décennies, voire des siècles. Avec le développement du commerce des fourrures, ce lieu de rassemblement devient un site d’échange incontournable pour les Européens, qui y trouvent chaque année de nombreux partenaires.
Les explorateurs
Le début du 16e siècle marque le passage de nombreux voyageurs, tant à Terre-Neuve que le long des côtes du continent nord-américain. Le roi du Portugal, Manuel 1er, autorise Gaspar Corte-Real à explorer les terres nouvelles du nord de l’Atlantique. Son premier voyage, en 1500, n’apporte aucun résultat. L’année suivante, Corte-Real revient et explore les côtes de Terre-Neuve et du Labrador. Il ramène au Portugal une cinquantaine d’Autochtones des deux sexes comme preuve tangible de son exploration. Ces Autochtones, probablement des Béothuks ou des Naskapis, soulèvent un intérêt marqué.
Quatre ans plus tard, l’armateur dieppois Jean Ango charge Thomas Aubert de conduire le navire La Pensée aux « terres neuves ». Le marin ramène alors à Rouen sept Béothuks et un canot. C’est la première fois que des Français voient des représentants de la population outre Atlantique.
Territoires explorés
Les explorateurs envoyés par les rois européens ont exploré plusieurs terres de l’Amérique du Sud, de l’Amérique centrale et de l’Amérique du Nord. Dès les années 1520 et 1530, ils ont exploré et commencé à s’établir au Mexique, au Brésil et dans les Antilles. En 1524, Giovanni da Verrazzano explore pour le compte du roi de France François 1er les côtes nord-américaines depuis l’actuelle Caroline du Nord jusqu’au Cap-Breton et à Terre-Neuve, en passant par New York, le Massachusetts et le Maine.
En 1534, François 1er mandate Jacques Cartier pour « découvrir certaines îles et pays où l’on dit qu’il se doit trouver grande quantité d’or et autres riches choses ». Cartier explore alors le golfe du Saint-Laurent et la baie des Chaleurs puis, lors de deux autres voyages en 1535-1536 et en 1541-1542, il remonte le fleuve Saint-Laurent jusqu’à l’île de Montréal (Hochelaga), en plus d’hiverner dans la région de Québec (Stadaconé).
Nomenclature de Tadoussac et Saguenay
Le missionnaire jésuite Jérôme Lalemant rapporte que les Autochtones appelaient Tadoussac « Sadilege ». De son côté, dans son Grand Insulaire, André Thevet affirme qu’à l’époque de Jacques Cartier, « les sauvages appelaient le Saguenay “Thadoyseau” ». Ce qui est sûr, c’est que ces deux noms sont d’origine autochtone : Tadoussac ou Tadouchac veut dire « mamelons » (du mot totouchac, qui en innu veut dire mamelles), tandis que Saguenay signifie « eau qui sort ou jaillit » (de l’innu amun saki-nip). L’apparence qu’a le site vu du fleuve, constitué de montagnes séparées par le fjord, est fort probablement à l’origine de cette appellation.
La diversité des nations autochtones présentes
En remontant le fleuve, les explorateurs rencontrent une population autochtone divisée en deux grandes familles linguistiques et culturelles : les Algonquiens et les Iroquoiens. Jacques Cartier, notamment, visite entre 1534 et 1542 de nombreux villages iroquoiens situés tout le long du fleuve Saint-Laurent, entre Stadaconé et Hochelaga. Il rencontre même le chef des habitants de Stadaconé, Donnacona, aussi loin à l’est qu’à Gaspé, où il séjourne avec sa communauté pour pêcher et faire des provisions de poissons fumés! Les peuples iroquoiens vivent en grande partie de la culture du maïs, des courges, des haricots et du tabac, mais aussi de la chasse et de la pêche. Ils habitent des bourgades de plusieurs maisons longues comme c’est le cas à Hochelaga. Les récits des voyageurs relatent que ces peuples sont très bien organisés, qu’ils sont des guerriers très habiles munis d’arcs, de flèches et de boucliers de bois. Laurier Turgeon qualifie ce peuple « du groupe le plus nombreux et puissant du nord-est de l’Amérique du Nord ».
L’autre famille linguistique et culturelle est celle des Algonquiens. Ces populations sont beaucoup plus nomades, comme on l’a vu à propos des Wolastoqiyik et des Mi’kmaq. Or, lorsque Champlain arrive dans la vallée du Saint-Laurent, 60 ans après Cartier, les Iroquoiens ont complètement disparu, et le territoire n’est habité que par des nations algonquiennes, dont les Innus (de Québec jusque sur la Côte-Nord), les Anishnabe (dans la région au nord de Trois-Rivières et de Montréal), les Mi’kmaq, les Wolastoqiyik et les Abénakis (sur la rive sud, depuis Gaspé jusqu’à Trois-Rivières). Au moment des premiers voyages de Champlain, en 1603, la population autochtone totale du Québec s’élevait probablement à environ 30 000 habitants.
Au 17e siècle, les populations iroquoiennes habitent surtout les territoires situés à l’ouest de Montréal, en remontant le fleuve Saint-Laurent, et autour des Grands Lacs. Ces peuples, qui regroupent environ 100 000 personnes, sont les Haudenosaunee (Iroquois), les Wendat (Hurons), les Tionontati (Pétuns), les Neutres et les Ériés.
Tadoussac et la grande « tabagie »
Après les tentatives infructueuses de Jacques Cartier d’établir une colonie à Charlesbourg Royal 50 ans plus tôt, le poste de traite de Tadoussac constitue le second projet d’établissement permanent des Français en Amérique du Nord. Son commanditaire, Pierre de Chauvin de Tonnetuit, était un commerçant de fourrures et de morues de Honfleur, qui avait obtenu en 1599 un monopole sur le commerce des fourrures en Nouvelle-France. C’est pour tirer profit de ce monopole qu’il établit à l’été 1600 le poste de Tadoussac. Les rigueurs du climat entraînent toutefois la mort de la majorité des individus qui tentent d’y hiverner dans les années suivantes et empêchent les Français d’y résider de façon permanente. Le site de Tadoussac s’impose néanmoins comme un lieu fondamental du commerce franco-autochtone. C’est là, entre autres, que Champlain scelle en 1603 la première alliance officielle entre la France et des Autochtones nord-américains. De retour d’un voyage de plus de deux ans en Amérique espagnole, Champlain repart de la France vers la Nouvelle-France en 1603 et s’arrête au poste de traite de Tadoussac. Au moment de sa venue, des Innus, des Anicinabe et des Etchemins fêtent leur « victoire » contre les Haudenosaunee (Iroquois). Lors de cette grande « tabagie », Champlain rencontre environ 1000 personnes, toutes origines confondues. Pour les convaincre de le laisser s’établir sur leurs terres, Champlain s’engage alors à appuyer ses nouveaux alliés dans leur guerre contre les Haudenosaunee.
La législation du commerce des fourrures
Chauvin a construit le poste de traite pour exploiter le monopole du commerce des fourrures que lui avait attribué le roi Henri IV. La légifération dans le commerce des fourrures par l’octroi de monopoles visait donc à financer la colonisation française : en échange d’un monopole garanti par le roi sur l’accès aux ressources, les marchands devaient s’engager à établir des colons sur le territoire et à assurer la possession de celui-ci au nom du roi de France.
Les marchands basques, qui ne jouissent pas de commissions officielles comme les commerçants de fourrures, deviennent alors des compétiteurs et des commerçants illégaux. Cette situation crée des tensions et des rivalités entre les pêcheurs basques et les marchands normands et bretons, qui font de la saisie de navires jusqu’à des procès et des luttes d’influence. Néanmoins, l’intérêt pour les fourrures ne cesse de croître partout en Europe. Le nombre de marchands qui fréquentent la vallée du Saint-Laurent augmente ainsi d’année en année et ceux-ci s’aventurent toujours plus loin vers l’ouest, dans l’espoir de devancer leurs concurrents et d’obtenir davantage de fourrures, à moindre coût. Bien qu’une « Abitation » permanente est établie à Québec en 1608 et que celle-ci est vite devenue le centre administratif de la colonie, Tadoussac est tout de même demeuré une plaque tournante du commerce jusqu’à la fin du 17e siècle.
Réseaux d’échanges autochtones
En raison des réseaux d’échanges déjà très importants et efficaces développés par les peuples autochtones, les objets européens pénètrent rapidement à l’intérieur des terres, empruntant les voies d’eau et les sentiers forestiers. Ainsi, lors de l’établissement d’un poste de traite, les Français ont accès à un réseau d’échanges qui les relie à des groupes autochtones éloignés de plusieurs centaines de kilomètres. Par exemple, à Tadoussac, le réseau s’étend le long de la rivière Saguenay jusqu’à la baie James. Si l’impact sur la culture matérielle autochtone est relativement faible dans un premier temps, la traite des fourrures contribue néanmoins à faire des Français des acteurs importants dans l’économie et la politique des Autochtones.
Les Wolastoqiyik, qui habitent plus au sud, doivent emprunter les nombreuses rivières du Maine et du Bas-Saint-Laurent pour se rendre de la région de Saint John (Nouveau-Brunswick) jusqu’à Tadoussac. Ils n’hésitent pas à franchir ces quelque 1500 kilomètres, soit un voyage d’environ 50 jours, pour aller y échanger des pelleteries et visiter leurs alliés. La traite des fourrures, qui avait originellement pris naissance sur les côtes de la Floride et du Maine, se concentre finalement au 17e siècle sur les bords du Saint-Laurent, où la faune est plus abondante et où les fourrures peuvent facilement converger d’aussi loin que la baie d’Hudson et les Grands Lacs.
Influence européenne chez les Autochtones
C’est à la fin du 16e et au début du 17e siècle que d’importants changements s’opèrent dans le mode de vie des Autochtones du Saint-Laurent. Ces changements sont le résultat d’une mode qui envahit toute l’Europe à partir des années 1560 : celle des chapeaux en feutre de castor. Le besoin soudain de fourrures de castor pour confectionner ces chapeaux encourage les pêcheurs à commercer de plus en plus de fourrures avec les Autochtones. En 1581, la prise du port de Narva par les Suédois freine l’approvisionnement traditionnel de l’Europe en fourrures de castor, qui provenait jusque-là essentiellement de Moscovie. Le prix du castor nord-américain devient alors beaucoup plus avantageux, si bien que certains marchands français commencent à faire le voyage dans la vallée du Saint-Laurent exclusivement pour y commercer des pelleteries.
Puisque le commerce des fourrures incite les peuples autochtones à se concentrer sur la chasse, ceux-ci sont en mesure d’intégrer assez facilement cette activité économique intensive à leur mode de vie traditionnel. La chasse fournit en effet à la fois les fourrures à échanger avec les Français et la nourriture pour subvenir aux besoins alimentaires des familles. Ainsi, les populations algonquiennes maintiennent relativement intact leur mode de vie nomade avec ses cycles saisonniers.
Au fil des ans, les échanges commerciaux contribuent à modifier certains comportements et habitudes de vie des Autochtones. Pour parvenir à bien se comprendre et à échanger, les Basques, les Algonquiens et les Iroquoiens développent très tôt un pidgin, un langage composé d’expressions et de mots métissés des trois langues, et duquel sont issus plusieurs mots tels que « Iroquois ». Les Autochtones tirent aussi avantage des marchandises européennes qu’ils acquièrent grâce au commerce des fourrures. La farine, notamment, facilite la subsistance et les déplacements pendant les mois d’automne et d’hiver, lorsque le gibier se fait plus rare ou plus difficile à attraper, tout comme plusieurs outils de métal.
Puisque les Autochtones ne peuvent fabriquer eux-mêmes ces marchandises qui font de plus en plus partie de leur quotidien, ils deviennent en partie dépendants de leur relation avec les Français pour pouvoir s’approvisionner. Cependant, s’ils ont la possibilité de commercer avec d’autres marchands européens, tels que les Hollandais ou les Anglais, ils tâchent alors de tirer profit de la compétition que se livrent les colonisateurs pour obtenir le meilleur prix pour leurs fourrures.
Introduction des armes à feu
L’arrivée des armes à feu a grandement influencé la vie des nations autochtones. Les fusils employés par les soldats sont commercialisés aux Autochtones durant les 16e et 17e siècles. Généralement, les Autochtones préfèrent le fusil de chasse, plus léger que le fusil traditionnel d’artillerie utilisé par les soldats à la guerre. Quant aux « fusils fins » destinés aux chefs, ils sont similaires aux fusils de chasse, mais sont en plus décorés de garnitures en cuivre, ce qui permet aux chefs de manifester leur prestige au sein de leur communauté.
Le fusil de Tulle est très probablement la plus célèbre de toutes les armes à feu employées en Nouvelle-France. Cependant, la Manufacture de Tulle n’est pas la seule à avoir fabriqué des fusils pour le Canada. En fait, la majorité des fusils destinés à la traite avec les Autochtones étaient plutôt fabriqués par la Manufacture royale de Saint-Étienne, près de Lyon. Des fusils fabriqués en Angleterre, en Belgique et en Hollande se sont aussi retrouvés dans la colonie, souvent par le biais de réseaux de commerce illicites avec les colonies du sud (Nouvelle-Hollande et New York).
Historique des premières armes à feu
L’arquebuse a été la première arme à feu employée en Amérique. Apparue en France au 15e siècle, elle se caractérise par son mécanisme de mise à feu utilisant le « rouet », une petite roue d’acier dentée remontée avec un ressort, qui une fois déclenchée produit une étincelle en tournant, laquelle met le feu à la poudre. Ce mécanisme était difficile à remonter, ce qui fait que la recharge de l’arme était longue.
Apparu au début du 17e siècle, le mousquet utilise plutôt une mèche allumée attachée au chien du mécanisme, lequel, une fois déclenché, met la mèche en contact avec la poudre, ce qui déclenche l’explosion. Le mousquet fait son apparition en Nouvelle-France dans les années 1660. Il est beaucoup plus rapide à recharger, plus puissant et plus précis que l’arquebuse. Ces deux armes sont toutefois longues et lourdes, ce qui oblige souvent le tireur à déposer le canon sur une « fourquine » (un support vertical) pour pouvoir tirer avec précision.
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